mercredi 29 mai 2013

Critique : Miso Soup, de Ryu Murakami


Genre : Roman très noir japonais, thriller psychologique, et conte philosophique aussi
Date de parution : 1997 au Japon
Titre original : イン ザ・ミソスープ, In Za Misosūpu, In the Miso Soup

Kenji, le narrateur est un jeune homme de 20 ans, guide touristique illégal dans le quartier chaud de Tokyo, Kabukichô qui, la nuit venue, regorge de sex-shops, peep-shows, bars à hôtesses, salons de massage, etc.

Son nouveau client, un Américain qui se prétend en voyage d’affaires, lui parait étrange puis louche, enfin carrément dangereux. Kenji le soupçonne d’être l’auteur de deux effroyables meurtres récents dans le quartier.

Miso Soup, c’est avant tout une féroce critique de la société japonaise à laquelle Murakami reproche son consumérisme frénétique qui incite des lycéennes à se prostituer pour s’acheter le dernier gadget à la mode :

Tout en condamnant la corruption des politiciens, ils indiquent où et comment acheter les meilleurs actions et biens immobilier, et nous abreuvent de photos de crétins revêtus de ce qui se fait de plus cher, dans des demeures somptueuses, ils nous montrent ça comme exemple de la réussite d’un homme. Les enfants japonais sont soumis trois cent soixante-cinq jours par an, et durant presque toute la journée, au même traitement que le chat de laboratoire. En un mot, de vieux ringards passent leur temps à leur dire : « De quoi vous plaignez-vous ? Nous avons tout enduré, nous nous sommes nourris de rutabagas pour faire de ce pays un pays riche où vous vivez bien nourris, sans manquer de rien. » Et les vieux qui nous font ces beaux discours sont si écœurants à regarder qu’on ne voudrait surtout pas devenir comme eux. Nous, on se dit toujours : « Si on fait vraiment ce que vous dites, on va finir comme vous. » C’est une vraie souffrance, ça. Et tous ces vieux s’en fichent parce qu’ils vont bientôt crever mais nous, on va devoir vivre encore cinquante, soixante ans, dans ce pays pourri.

Cette société décadente génère l’individualisme, le cynisme et sécrète des tueurs en série qu’elle rend encore plus féroces en faisant mine de les soigner.

Miso Soup, grâce une absence admirable de manichéisme, propose une réflexion sur la moralité et les valeurs qui donne le vertige et propulse l’œuvre à mille lieues de l’humanisme bon teint et du politiquement correct. À propos de vertige, signalons une scène gore insoutenable qui réserve ce roman aux lecteurs très avertis.

Globalement, un roman très profond. Il m’est impossible d’en dire plus sans révéler l’intrigue.

Laissons le mot de la fin à l’auteur qui a écrit une postface instructive sur son état d’esprit, lui l’auteur, et non pas le narrateur de l’histoire :

En écrivant ce roman, je me suis senti dans la position de celui qui se voit confier le soin de traiter seul les ordures. Une dégénérescence terrible est en cours, et elle ne contient pas la moindre graine d’épanouissement. J’ai l’impression d’observer des organismes vivants en train de mourir lentement à l’intérieur d’une pièce aseptisée. Tout cela m’écœure déjà, mais je suis persuadé que, loin de s’arrêter, la décadence ne fera que s’accélérer tandis que se renforceront des phénomènes d’ordre réactionnaire et régressif.
 

 

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mercredi 22 mai 2013

Le stress de l’or, une nouvelle courte signée Lordius


La bijoutière s’apprêtait à fermer quand l’homme entra brusquement, essoufflé, le visage rouge. Il avait auparavant jeté un œil à gauche et droite comme pour s’assurer que personne ne le voyait entrer. La femme crut à une attaque. Tant de bijouteries se faisaient dévaliser depuis la flambée du cours de l’or. C’était bon pour les affaires, certes, mais la peur lui dévorait les entrailles et lui volait le sommeil. Sa vie valait plus que quelques bijoux.

— Bonsoir, prononça-t-elle d’un ton aussi assuré que possible.

Pour toute réponse, il la dévisagea, les yeux fous. Il portait un bonnet et des lunettes de soleil malgré la nuit. Dans la petite boutique, son odeur de sueur et de stress empestait. La vendeuse grimaça, anticipant l’arme à feu qu’il allait sortir dans un instant.

— Je veux une bague, lâcha-t-il. Une pierre semi-précieuse.

— Quelle pierre souhaitez-vous ? demanda-t-elle en se détendant un peu. Jade ? Œil de tigre ?

— Je sais pas. Pour une femme.

— Quelle couleur, alors ?

— Je sais pas. Dépêchons-nous !

Il tremblait. Vraiment pas un client ordinaire.

— Eh bien, quelle couleur porte-t-elle d’habitude ?

— Noir. Comme ses yeux. Comme son âme.

— Et quel type de vêtement met-elle ?

— Ben, jupes, pantalons, comme tout le monde, quoi !

— Mais quelle étoffe ?

— C’est pas bientôt fini, cet interrogatoire ? On se croirait chez les flics ! aboya l’homme en mettant la main dans sa poche.

La bijoutière soupira imperceptiblement et s’approcha du bouton d’alarme, l’air de réfléchir.

— Une obsidienne, peut-être ?

— Oui, oui…

Elle reprit le contrôle et sa respiration et lui montra les bagues en vitrine. Il souleva ses lunettes de soleil pour lire les prix et en désigna une.

— Permettez-moi une dernière question : c’est pour une occasion particulière ?

— Oui, oui… J’ai quelque chose à me faire pardonner.

Tandis qu’il remettait ses lunettes, elle aperçut des taches de sang sur la manche de la veste.

— Mon Dieu ! Vous l’avez battue ?

— Oh non ! Je l’aime trop. J’ai fait pire. Elle va être furieuse de mon échec : j’ai pas eu le courage de tuer son mari, il n’est que blessé.

 

 

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mercredi 15 mai 2013

Critique : Crimes et châtiments, la revue


Genre : magazine trimestriel
Intitulé : Quand le fait divers devient fait majeur
Éditeur : Éditions Jacob-Duvernet

Il ne s’agit pas ici du roman de Dostoïevski, mais du magazine lancé début 2012.

Cette revue fort bien écrite traite de tout ce qui gravite autour du crime, celui qui nous révolte et nous fascine simultanément : la police, la justice, le milieu, le fait divers au sens large. Il se compose d’articles divers, comme les faits qu’il relate : analyses, récits, témoignages de professionnels et de spécialistes.

Il raconte le présent, mais aussi le passé. Ainsi ce dossier passionnant quoiqu’assez effroyable sur les bourreaux dans le numéro 2, qui retrace leur histoire depuis le Moyen-âge et offre une plongée crue dans les fanges de l’âme humaine, rappelant que la morale dépend du milieu dans lequel on vit.

Les auteurs sont des écrivains, des journalistes et des spécialistes des corporations concernées.

Crimes et châtiments devrait trouver son public : nombreux sont les amateurs de polar. Il constitue aussi une mine d’informations pour les romanciers de genre policier / roman noir / thriller.

Bien présenté (même s’il manque les aléas au début des paragraphes) et correctement illustré, ce périodique propose un contenu conséquent : presque 200 pages. Autant qu’un livre. Son prix aussi d’ailleurs : 15 EUR 90. Comme un livre, il pourra trôner sur l’étagère de la bibliothèque, car la plupart de ses articles ne se démodent pas, un peu comme un magazine d’histoire ou de philosophie.

Il se veut littéraire et se prétend « revue haut de gamme », peut-être par opposition au Nouveau Détective. Distinction accordée.

 
 

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mercredi 8 mai 2013

Critique : Shag l’idiot, de Serge Brussolo


Titre : Shag l’idiot. Tome 1 : Le clan du Grand Crâne
Auteur : Serge Brussolo, alias D. Morlok
Date de parution : 1998
Genre : Science-Fiction

Serge Brussolo est un maître prolifique de la littérature de genre. Pour adultes et pour la jeunesse, il a abordé avec brio la plupart des genres : science-fiction, fantastique, horreur, thriller et roman historique.

Sur une planète qui ressemble à la Terre, mille ans après une apocalypse nucléaire, les hommes sont revenus à l’Âge de Pierre. Les Dieux appelés les Juges les ont maudits : pour les punir de leur folle agressivité, leur cerveau dégénère, les rendant progressivement aussi stupides que leurs cousins singes. Hommes-bêtes, ils ne risquent plus de redevenir civilisés et de construire de nouvelles armes de destruction massive. Pour combattre le fléau de l’idiotie, un seul remède : manger la cervelle des plus intelligents. Gare aux malins dans ce monde impitoyable !

Serge Brussolo est un conteur né : dès les premières pages, on entre dans l’histoire, prenante et bien écrite. Peu de temps morts, une ambiance flippante, de l’action, parfois de l’humour et même quelques invitations à la réflexion.

Le début de cette trilogie ressemble à un roman préhistorique à rebours. Dans un roman préhistorique classique, l’un des thèmes principaux est souvent le progrès. Ici, c’est le contraire : l’Homme décline, atteint dans son essence : son esprit. Le thème est celui de la régression qui seule permettra à l’humanité de survivre. Il faut fuir à tout prix le progrès délétère. Une idée classique mais traitée admirablement.

D’autres thèmes intéressants sont abordés, comme l’interprétation biaisée des vestiges archéologiques (rappelons-nous comme les premières études sur Hibernatus étaient erronées malgré les moyens mis en œuvre et la bonne conservation de la momie), et la naissance des croyances et des religions (le processus par lequel les humains s’inventent des dieux).

Une œuvre noire d’un cynisme crû et jubilatoire. Le meilleur de la littérature de genre à la française.
 



  
 

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