jeudi 21 mars 2013

Critique : Des femmes qui tombent, de Pierre Desproges


Le seul roman de l’humoriste Pierre Desprogres, publié en 1985. Desprogres, on le sait, c’est avant tout un humour caustique et anticonformiste. De nos jours, les sujets mêmes qu’il traitait ne passeraient plus, victimes de la censure politicorrecte, notamment ses saillies à propos du racisme. Le Luron, Coluche, les Inconnus, Desprogres : les années 80, c’est l’apothéose de l’humour français, avant que la chape de plomb politiquement correcte émascule les comiques. 

De l’humour grinçant, donc, mais aussi une fantastique aisance littéraire qui lui permet des métaphores culturelles savoureuses et des néologismes désopilants. Résultat : un style unique et époustouflant. Exemple :

Elle était moyenne avec intensité, plus commune qu’une fosse, et d’une banalité de nougat en plein Montélimar. Hormis le chat gris mou qui dormait sur son lit, personne ne se retournait sur elle, et encore moins dessous. […] À la Libération, elle avait un peu tressailli dans les bras durs d’un SS en déroute qui remontait d’Oradour et bandait ferme encore. Il l’avait écartelée contre le grand chêne torturé qui glande toujours par-delà son jardin, entre la Dordogne et la Haute-Vienne. Parfois, en suçant sa tisane au crépuscule, elle regardait cet arbre immuable et revoyait les yeux battus aux cils brûlés de son bourreau vaincu qui sentait la fumée froide, la poudre et la mort, et l’alcool à cochons. On ne lui connut jamais d’autre liaison, pour la bonne raison qu’elle n’en eut point ; sa fadeur naturelle l’abritait puissamment de l’amour autant que des mépris.

Ou encore :

À part les six enfants Poinsard, qui vouaient à leur mère une adoration plate dont les fondements reposaient en réalité sur un manque d’objectivité d’origine génétique, personne à Cérillac ne pleura cette gargouille municipale. Son époux, Henri Poinsard, doux artisan et pêcheur à la ligne qu’elle chevauchait à tout bout de lit dans l’espoir qu’il l’ensemençât de petits rouges, car elle militait même par le cul, dut se retenir de chanter l’Internationale à l’annonce de l’écrabouillage ferroviaire qui le précipitait conjointement dans le veuvage, la liberté de penser, de parole et d’action, et l’étalement des vacances au niveau de ses « masses laborieuses », selon l’expression qu’elle avait inventée pour désigner ses couilles.

Pierre Desprogres connaissait bien la télé, pour laquelle il a travaillé :

La télévision derrière le bar diffusait l’image dernière d’une speakerine nationale prenant congé de ses veaux. On lui avait coupé le son, mais son beau regard suintant d’imbécillité et l’indicible vulgarité de son sourire de césarienne en disaient assez sur l’indigence de son propos.

Sa vision du peuple de France, acerbe mais pertinente :

Et puis la foule anonyme du peuple de France, bien collée ventre à cul par grappes puantes d’imbécillité féroce, avec des Polaroïd pour filmer du sang, du sperme et peut-être du pus, et des enfants petits épuisés sur ses épaules carrées de peuple travailleur aux muscles injectés de pastis mortels et de mauvais vins noirs, le peuple populaire indécrottable et meuglant, aux yeux soufflés cholestériques éperdus de voyeurisme sale, le peuple si massif et si peu aérien, et si naïf aussi, le peuple définitif qui croit vraiment que c’est lui qui a pris la Bastille et gagné à Verdun.

Malgré un humour dévastateur à chaque paragraphe, cette œuvre n’est pas une suite de sketchs mais bien un roman. Les personnages possèdent une profondeur psychologique indéniable, et l’histoire n’est guère plus loufoque que celle de n’importe quel roman de science-fiction ou de fantastique.

On ne trouvera jamais l’équivalent…
 



 
 

Vous aimerez peut-être :


2 commentaires:

  1. Ah, mais quelle belle trouvaille ! Je partage ! Merci !

    Vous avez raison, c'est foisonnant. Quelle belle écriture.

    RépondreSupprimer
  2. Content que ça vous plaise.

    Foisonnant, c'est le mot !

    RépondreSupprimer