Bob avait les mains crispées sur les commandes du petit avion de tourisme, un Piper. Il fronça les sourcils tandis qu’il scrutait le tableau de bord. Son jeune et beau visage grimaça d’inquiétude : l’horizon artificiel ne fonctionnait plus ! Il ne pouvait plus guère naviguer aux instruments.
Détachant à regret son regard du tableau de bord défectueux, il reporta son attention sur l’extérieur. Difficile de piloter à vue en pleine montagne par ce temps épouvantable…
Malédiction ! Il n’aurait pas dû partir dans ces conditions météo défavorables. Une goutte de sueur froide perla à son front plissé par la concentration. Il esquissa un faible sourire et haussa ses épaules massives : Bill, son cher ami Bill, l’attendait. Hier soir, il l’avait appelé et lui avait déclaré sous l'empire d'une envolée lyrique :
— Demain dès l’aube, à l’heure où blanchit la montagne, je partirai !
— Oh oui ! avait répondu Bill. Viens vite, je t’attends.
Ah, la fougue de la jeunesse ! Voilà dans quelle souricière elle l’avait mené… Il risquait de s’écraser en montagne à cause de son impatience.
Bill… Ils avaient fait les 400 coups ensemble pendant la guerre. Depuis, il n’était plus le même. Les femmes ne l’intéressaient plus vraiment. Elles lui semblaient fades, insignifiantes à côté du brillant et dynamique Bill. Sa fraîcheur de corps et d’esprit, et… Oui ! sa beauté même l’attirait.
Il rougit et jura. La honte le submergea. Bob était juif. Or le Dieu de la Bible, de l’Ancien Testament, était homophobe. Il exigeait la peine de mort pour l’échange de plaisirs entre hommes. Bah… Au diable la religion aliénante et les traditions arriérées ! pensa Bob. Il y avait bien assez d’humains sur Terre de nos jours. Trop même ! Bientôt, l’homosexualité sera recommandée pour raisons écologiques…
À l’heure du péril, il osait enfin voir clair dans son cœur. S’il devait mourir dans ces montagnes, que ce soit dans la franchise et la vérité ! L’urgence l’aiguillonnait.
Il aimait Bill. Il aimait son caractère, leurs loisirs communs qu’aucune cruche de femelle ne pourrait lui apporter, et puis aussi… Oui ! Le brouillard des cieux chassait celui de son cœur : il aimait le beau corps mince et musclé de son ancien compagnon d’armes. Sa vigueur qui… Oui ! Il s’avoua enfin que la vigueur virile de Bill promettait de lui donner un plaisir nouveau. Il avait toujours soif de nouveaux horizons et de découvertes. La douceur de Bill, aussi, touchait l’âme de Bob. Il voyait Bill à la fois comme un homme et comme une femme, le compagnon idéal.
Au téléphone, il avait bien senti à la voix de Bill que l’amour était réciproque. D’ailleurs, il n’avait jamais vu son ami avec une femme. Il devait brûler d’un désir ardent. À cette pensée, Bob sentit poindre un émoi physique.
Mais ce n’était pas le moment de rêvasser, que diable ! Il devait se concentrer sur le délicat pilotage. Il devait vivre. Pour Bill ! Pour leur couple à venir. Oui ! Ils allaient vivre la plus ardente histoire d’amour depuis Achille et Patrocle, Alexandre et Héphaïston, Simon et Garfunkel, tous ces couples flamboyants et immortels qui sont à des années-lumière des médiocres couples hétéros pourtant si nombreux.
L’homme et la femme ne se comprennent pas. Ils sont trop différents. Ils s’assemblent, péniblement, pour de sordides nécessités de perpétuation de l’espèce.
Tandis que deux hommes sont sur la même longueur d’onde ; la même longueur d’homme ! Surtout deux hommes jeunes qui ont fait la guerre ensemble, soudés comme les antiques guerriers spartiates. Deux hommes qui ont tué l’un pour l’autre. Quel couple hétéro peut connaitre cette extase, cette connivence, ce lien unique ? Tuer pour sauver, puis être à son tour secouru par le bras puissant de l’être aimé.
Ô Bill ! J’arrive, mon amour ! hurla-t-il intérieurement.
La tension physiologique devint insupportable, avivée par le frisson du risque, le danger de mort, comme à la guerre.
Bob jura tandis qu’il inclinait l’avion in extremis pour éviter une crête rocheuse. S’il s’en sortait, ce serait un signe. Le signe de l’amour ! Ses larges épaules nouées lui faisaient mal. Sa formidable poitrine était serrée par l’angoisse et le stress du pilotage.
Enfin la vallée ! Il éclata de rire pour libérer la tension nerveuse et se trémoussa pour tenter de diminuer celle de son bassin. Par radio, il demanda et obtint l’autorisation d’atterrir sur le petit aéroport.
Il retint son souffle au moment de poser les roues du coucou sur la piste : sans horizon artificiel, c’était chaud les marrons, comme disait Bill ! Mais il en avait vu d’autres à la guerre. Il avait fait preuve de courage à l’épreuve du feu. Saurait-il avoir l’audace de déclarer sa flamme ?
Ouf ! Il a réussi à atterrir. Il consulte sa montre : 30 minutes d’avance. Il a speedé à cause de la tempête. Bill sera-t-il à l’aéroport, à l’attendre ? Comme il est en avance, il va lui faire la surprise ! Un instant, il songe à lui offrir des fleurs. Mais non, voyons, cela ne se fait pas entre hommes !
Son cœur bat la chamade. Son cœur d’amoureux transi. Et si Bill le repousse ? Son cœur accélère encore, mais d’angoisse à présent, tandis que son émoi physique s’estompe. Non ! Cela ne se peut !
Vite, il quitte l’avion et il court jusqu’à la salle d’attente du petit aérogare. Bill est déjà là ! Il devait être tellement impatient qu’il est arrivé en avance. C’est bon signe !
Bill ne le voit pas à travers la vitre. Bob ressent l’envie de hurler son amour mais sa pudeur le retient. Soudain, il s’aperçoit que Bill parle avec un homme. Tiens, curieux... C’est alors que Bob a l’impression de prendre un formidable coup sur le crâne. Il titube, se retient de hurler sa douleur. L’inconnu serre brièvement la main de Bill en riant. La complicité entre les deux hommes n’échappe pas à la sagacité amère de Bob : ils sont amants !
Des larmes coulent sur ses joues. Il les essuie, secoue la tête avec dignité, comme un boxeur sonné qui s’accroche à la station verticale.
Quel crétin naïf ! Il s’est fait un film, comme un pitoyable héros de romance pour femelle…
Choqué, désemparé, il va faire demi-tour. Mais Bill l’a vu ! Il lui fait signe. Alors, stoïque, le visage défait, il respire profondément et s’avance dans l’arène pour se faire déchiqueter par le lion de l’amour cruel et perfide.
— Mon pauvre Bob ! Tu en fais une tête !
— Oui… Euh… J’ai essuyé une tempête et mes instruments ont lâché…
— Ah ! Quelle joie de te voir sain et sauf, commandant !
C’est une vieille blague entre eux. Bill l’appelle commandant en souvenir de son grade pendant la guerre et Bob alors rétorque que c’est du passé. Mais cette fois, Bob reste silencieux.
— Prince des cieux, reprend Bill, je te présente quelqu’un qui brûlait de faire ta connaissance. Je lui ai tant parlé de toi, mon cher Bob.
Bob ne répond rien. Sa gorge est nouée. Sa volonté est tendue pour réfréner les larmes. Quelle pitié, pour un vétéran de la guerre, couvert de médailles militaires ensanglantées…
— C’est mon frère John !
Bob relève la tête, comme en transe. Il ne dit rien. Il prend Bill dans ses bras et l’embrasse sur la bouche.
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